Jaurès
Jaurès : une âme de paysan
Né à Castres, le 3 septembre 1859, la grande voix de Jean Jaurès résonne encore aux oreilles des citoyens du XXIe siècle (1).
Connu comme le porte-parole des ouvriers, l’unificateur du socialisme français et le défenseur de la justice et de la vérité, il appartenait, chose moins connue, au monde paysan et c’est à cela que l’auteur s’est attelé pour réaliser un ouvrage vraiment documenté sur l’engagement du tribun pour la cause paysanne. Est-ce étonnant ? Non, il appartient à ce monde et se définissait comme "un paysan cultivé". Brillant universitaire, parrainé en politique par un médecin de campagne et un collègue philosophe de l’université de Toulouse, il est brillamment élu en 1885. Il a su toucher son électorat paysan et n’oubliait jamais d’appuyer ses argumentations en patois local, aimait-il à dire. Benjamin de la Chambre des députés, il n’hésite pas à demander l’infléchissement de la loi Goblet vers "une confrontation loyale et ouverte des croyances et des convictions au sein d’une même école publique". C’était courageux et, malgré une belle éloquence, voué à l’échec.
Le jour de Pâques 1894, à Fleurance dans le Gers, il obtient un franc succès en évoquant les souffrances et les espoirs des paysans et les encourage à devenir "les artisans majeurs de la conquête républicaine". Il est pour un socialisme "qui mettra fin à ses souffrances et à ses misères". Depuis sept ans, Jaurès écrit un éditorial hebdomadaire dans "La Dépêche" préparant ses futures interventions publiques. Élu municipal de Toulouse quelques mois, défenseur des œuvres écrites en langue d’Oc, il enseignera l’occitan "se démarquant de la politique d’éradication pratiquée dans les écoles primaires publiques et privées". Félicitons Rémy Pech et les éditions Privat de dévoiler, pour nous, un aspect méconnu de la personnalité résolue de Jaurès en faveur du monde paysan.
(1) "Jaurès paysan » -Rémy Pech - Éditions Privat - avril 2009 - 19 €.
Articles de Jaurès dans la Dépêche
Du 21 janvier 1887 au 31 juillet 1914, date de sa mort, Jean Jaurès a collaboré avec La Dépêche durant 1 312 articles quasiment hebdomadaires ! (1). Il faut remercier le quotidien régional d’avoir sollicité une équipe de six universitaires pour fouiller et présenter cette période d’un long quart de siècle ou trois décennies de progrès techniques ont fait connaître à la population française, largement rurale, l’électricité, l’avion, l’automobile et le cinéma. Mais aussi trois décennies de "bruits belliqueux et de fureurs nationalistes" comme le précise l’Éditeur Privat.
Au mois de janvier 1887, la France est en pleine crise agricole, le marasme industriel est patent et les scandales financiers à répétition. La Dépêche a alors seize ans et elle s’intitule "Le journal de la démocratie du Midi". Cette adolescente s’implante peu à peu dans de larges cercles concentriques à la ville rose. Propriété de deux cousins ariégeois Rémy Sans et Rémy Couzinet, elle cherche une vedette qui monte, une grande signature qui partirait en croisade contre les "notables traditionnels et les nostalgiques des monarchies déchues". La République est à reconquérir. La chronique locale ne suffit plus.
Jaurès, brillant intellectuel nanti d’une agrégation de philosophie et professeur déjà chevronné aux lycées d’Albi et de Toulouse, est alors député du Tarn ; il a vingt-sept ans. Ses articles sont denses et documentés, ses analyses de politique générale font mouche. Peu à peu, on le sollicite de partout pour exposer le "B.A.B.A du socialisme". Il collabore à d’autres titres nationaux. Dans cette période de crises politiques violentes, il sait se montrer courageux voire irrespectueux.
Il publie les "Preuves" de l’innocence du capitaine Dreyfus et mène le combat contre les ministres et les gradés complices. Il soutient la révolte vigneronne de 1907.Directeur de "L’Humanité" en 1904, il ne craint pas d’encourager l’impôt sur le revenu, la loi des deux ans de service militaire et la représentation proportionnelle. Grâce à La Dépêche, il combat en faveur de la Paix et contre la politique coloniale. Ce brillant républicain soutiendra toute sa vie les ouvriers, les syndicats et les petits paysans. Ce grand-livre, cette somme, doit prendre place dans toutes les bibliothèques de notre République.
(1) "Jaurès — L’intégrale des articles de 1887 à 1914 publiés dans La Dépêche" - Rémy Pech, Rémy Cazals, Jean Faury, Alain Boscus, Jean Sagnes, Georges Mailhos - Editions Privat - La Dépêche du Midi - août 2009 - 49 €.
Jaurès : l'architecte de la République
Nous avions déjà chroniqué Jaurès paysan et l'intégrale des articles écrits par le tribun dans la Dépêche, de 1887 à sa mort tragique (1).
Acteur résolu de l'unité des socialistes et des radicaux dès qu'il s'affirme résolument socialiste, en 1892, alors qu'il se reconnaissait volontiers du "Centre gauche". Il se bat pour la Démocratie et la laïcité à l'École primaire. Son combat est fatalement anticlérical d'où son engagement, plus tard, pour la séparation de l'Église et de l'État.
Les radicaux étant classés individualistes, Jaurès "oppose les vertus de l'action collective" des socialistes. Le séparateur des deux camps ? La propriété collective des moyens de production pour ceux-ci, la défense de la propriété individuelle pour ceux-là. Positivisme et référence marxiste s'affrontent "mais des deux côtés, une référence républicaine claire, une volonté d'assumer l'héritage révolutionnaire de 1789".
Élu en 1885 sur une liste d'Union républicaine, son premier mandat de député du Tarn se passe "dans l'ombre de Jules Ferry". Il l'accompagnera dans sa politique colonialiste aux dépens d'une reconquête des provinces perdues en 1870. Son cousin, l'amiral Benjamin Jaurès, disait de lui qu'il allait "à la politique comme le canard va à l'eau". Il mènera de grands combats pour la justice, l'unité des socialistes ou les grandes réformes sociales.
Tombé sous les balles de Villain, le 31 juillet 1914, ses adversaires radicaux, Georges Clemenceau en tête, reconnaîtront sa grandeur, son désintéressement, sa pureté dans l'engagement. Faisant alliance, pour un temps, avec "le Tigre", il se distingueront en soutenant le condamné Dreyfus. Un excellent ouvrage pour ceux qui veulent tout savoir sur cet "Architecte de la République".
(1) "Jaurès et les radicaux - Une dispute sans rupture" - Jean-Michel Ducomte, Rémy Pech - Editions Privat - juin 2011 - 16 €.
Victoire de Jaurès
«Charles Silvestre est reconnu comme un journaliste exigent, curieux de tout, ne cessant, en tant que responsable de la rubrique sociale, d’alerter sur les souffrances de tous ordres des travailleurs… » dit de lui Patrick Le Hyaric, directeur de «L’Humanité» (1).
Dans un prologue émouvant, l’auteur parle de son père Gaston, enfant de l’Assistance publique, paysan d’Ardèche, devenu lieutenant au 1er Régiment étranger : « Mon père a fait 14-18 et 14-18 a fait mon père ». Ce père, couvert de prestigieuses médailles, l’a ramené à Jaurès. Le premier chapitre « La commotion du 31 juillet 1914 », rappelle les conditions de l’assassinat du tribun et les conséquences politiques de sa mort.
Nous avons déjà consacré quatre articles sur le grand homme - ouvrages de Pech, Cazals, Ducomte. Ce dernier livre revêt une saveur particulière car le postulat développé par l’auteur est peu courant : « Et si le pacifiste n’avait pas été assassiné, qu’aurait-il fait, vivant ? ». Ne vous attendez pas à de savantes hypothèses, empreintes de subjectivité. Non, il s’agit, ici, d’entrevoir les possibilités d’intervention fort probables du Castrais basées sur ses derniers discours ou articles fort prémonitoires sur les événements.
L’élément fondateur de la réflexion de l’auteur est l’acquittement pur et simple de l’assassin Raoul Villain, le 29 mars 1919. En plaidoirie finale, son avocat, cynique, ajoutait : « On ne venge pas un homme comme celui-là, on le pleure, on le regrette ». De minutieuses recherches d’archives font de ces « hypothèses » un beau travail d’historien. « On ne fait pas parler le mort », certes, mais l’analyse de la succession des événements tragiques du siècle passé est un bijou de logique tant les grands acteurs de l’Histoire se sont évertués à évoquer la présence du grand journaliste républicain si…
Question essentielle posée au pacifiste, à l’Assemblée, en 1911 : si par malheur l’Allemagne nous déclarait la guerre, que feriez-vous ? Réponse : « Comme Gambetta, en 1870, qui allait de réunion en réunion exposer au peuple le devoir de se donner tout entier à la Défense ». Remarquable ouvrage de réflexion.
(1) «La Victoire de Jaurès» - Charles Silvestre - Éditions Privat - novembre 2004 - 14,50 €.
Jaurès pense l'Art
Historienne de l’art, illustratrice et graphiste, Aude Larmet nous livre un Jaurès inconnu et captivant (1).
L’action politique de cet humaniste est notoire, certes, mais qui connaît, précisément, sa culture esthétique, sa réflexion sur l’art, la philosophie, la culture ? Pour lui, il est question d’art social, prioritairement. Il crée un journal socialiste « L’Humanité » le 18 avril 1904. Jusqu’à sa mort, en 1914, on distingue trois discours sur l’art : philosophique, critique et politique.
«C’est d’abord en tant que philosophe que Jaurès parle d’art. Il entretient ses élèves du lycée d’Albi sur les notions d’art, de beauté et d’esthétique, avant de rédiger sa thèse de philosophie». En 1881, sont votées les lois sur la liberté de la presse. Apparaissent les articles et chroniques dans la rubrique «critique d’art». L’art devient populaire par la création du musée du Louvre ou l’École des Beaux-Arts. L’article adopte le format court «moins littéraire et plus informatif».
Dans ses cours, le maître définit et discute la notion de beauté. La philosophie de l’art enseignée est empreinte de culture classique. Le concept de vérité est très proche de l’art. Pour y accéder, «l'artiste ne doit pas se replier sur lui-même mais être à l’écoute du monde dans lequel il vit». Plutôt partisan d’Aristote que de Platon, l’art doit être imitation plus ou moins fidèle «selon la personnalité de l’artiste». Jaurès conceptualise un «idéal universel de beauté».
Pour lui, les Grecs «ont trouvé le juste milieu entre la beauté de la forme et la beauté de l’idée». L’art doit-il être un plaisir ou avoir une utilité ? À cela, le grand homme répond par la métaphysique : le beau est immuable et universel. La science prend une place importante chez les philosophes et les intellectuels. Naît le positivisme où l’œuvre d’art est déterminée par le milieu.
Dans la lignée de Goethe, Jaurès remettra en cause la théorie newtonienne de la couleur mais il s’inscrit, déjà, «dans la conciliation, le désir d’unité et la compréhension globale du monde». Passionnant…
(1) «Jaurès - Penser l’art» d’Aude Larmet - Éditions Privat - 191 p - Février 2014 - 14,50 €.
Il écoutait Jaurès
En août 1914, Charles Patard rejoint le 304e Régiment d’Infanterie de réserve. Issu d’un milieu rural modeste, cet autodidacte s’est forgé des convictions religieuses et politiques personnelles (1).
Il est alors âgé de 30 ans ; avec son épouse, il tient une épicerie à Sées, au nord d’Alençon, dans l’Orne. D’Argentan qu’il quitte le 6 août, il se retrouve à Charny-sur-Meuse, à 8 km de Verdun. Il livre son premier combat le 24 août à Spincourt (Meuse). Bloc-notes de 26 pages, lettres poignantes à son jeune frère Joseph, tué en 1917, son commis à l’épicerie, paraissent dans l’ouvrage. 5e enfant d’une famille de 8, il s’est instruit tout seul et passionné pour la Philosophie. Pacifiste avant la guerre, son jugement politique est imprégné des idées de Jean Jaurès. Dans ses lettres, toujours accompagnées d’un billet de 5 francs, il exprime « sa révolte contre les hommes politiques, ceux de droite qui ont réclamé la revanche et veulent la guerre jusqu’au bout et ceux de gauche qui ont abandonné l’Internationale ouvrière et laissent les soldats livrés à leur sort ». Il passe 3 ans dans les tranchées.
Juin 1915, à Joseph : « Dans le conflit actuel, chaque peuple rejette la faute sur l’autre peuple et l’on pourrait conclure : si aucun peuple n’a voulu la guerre, aucun n’a rien fait pour l’empêcher; oui, la même haine a été entretenue de chaque côté, les mêmes journaux nationalistes et cléricaux, français comme allemands, ont redoublé d’injures ». Il reçoit de son jeune frère le journal « Les Hommes du Jour ». Joseph Patard sera tué le 14 juin 1917, à Berry-au-Bac, à l’âge de 20 ans. En mars 1919, Charles revient chez lui. Le commerce a périclité mais il redeviendra prospère. En 1921, il est délégué à « L’Union universelle » fondée par Henri Demont. Marie, sa femme, décède en 1963 et lui-même atteint d’un cancer, le 1er août 1966, disparaîtra à l’âge de 82 ans. Un témoignage plein de force en faveur de la Paix face à des peuples qui voulaient aller « jusqu’au bout ».
(1) «Si on avait écouté Jaurès» d’Isabelle Jeger - Charles Patard - Notes de guerre et correspondance 1914-1917 - Éditions Privat - 131 p - Janvier 2014 - 14 €.